Chaque grain de sable                     

Catherine Van Der Donckt

rÔle dans les films de Michka

Loin d’où ? — Enregistrement de la narration

Le Violin sur la toile — Enregistrement du son

Spoon — Enregistrement du son et conception sonore

New Memories — Enregistrement du son et conception sonore

Les Aventuriers — Conception sonore


MF: Parfois tu es impliquée dans un film dès le début pour l'enregistrement du son. Parfois, tu arrives à la fin pour la conception sonore. Parfois, les deux. Qu’est-ce que ça change pour toi?

CVDD: Ça change tout ! Faire le son d'un film au tournage est très excitant parce qu'il y a de l'inattendu. Les choses arrivent, on les a captées ou on les a ratées. Il y a un niveau de risque dans la quête d’un projet, mais ce n'est pas encore le film. C'est comme si on met sur la table tout le potentiel du film en essayant de répondre aux attentes d'un réalisateur ou d'une réalisatrice. Qu'est-ce qu'on voulait faire au tournage, qu'est-ce qui en est ressorti? Comment contribuer au film? Comme dans Spoon, j'avais envie d'enregistrer des trains parce qu'il y avait des trains partout et que c'est un son tellement puissant : un rythme, une lourdeur, une friction, un appel au loin…

 MF: Au début, Michka n’avait pas d'intérêt pour les trains. C'est le son qui a mené le film vers les trains et non pas le contraire.

CVDD: On était sur l'autoroute dans le désert, en dehors de Barstow, j'ai entendu un son de grincement qui était magnifique. Et puis j'ai dit « il faudrait enregistrer ce son-là un jour. » Et Michka a dit « mais il ne faut pas attendre, il faut le faire maintenant parce qu'on ne sait jamais. » Et elle avait totalement raison. Alors à ma grande surprise, parce que c'est rare que le son inspire un horaire de tournage, on est allé là où se faisait l'arrimage des wagons. Un moment extraordinaire. Le train de métal, je pensait à la prison, à ses résonances. On était dans la ville natale de Spoon et ça résonnait au loin, métallique… On a écouté ça comme si c'était un concert, presque. Puis je lui ai fait mettre les écouteurs sur la tête pour qu'elle entende. Je suis devenue obsédée pour aller enregistrer les trains. Ce tournage en Californie ça m'a donné une chance exceptionnelle d’aller à la collecte des sons du désert.

Si Michka ne m’avait pas encouragé, je n’aurais pas poursuivi ma quête de sons de trains. J’avais beaucoup de respect pour la réalisatrice qu’elle était, et je savais qu’elle avait une vision très forte du cinéma qu’elle voulait faire. Elle avait la qualité de nous faire confiance si on entrait dans son clan. Elle était assez solide pour dire : « Moi, je vous amène sur le terrain. Voilà le film que je souhaite faire, voici Spoon le poète prisonnier,  qu'on ne pourra jamais voir. Il faut traduire ça en cinéma. » Elle n'était pas derrière nous à nous dire quoi et comment le faire. Elle était là,  avec nous, nous amenait ou il le fallait inspirant la liberté et le cinéma.

 MF: Et puis, on a commencé à filmer les trains aussi.

(L'entretien se poursuit en haut de la colonne de droite).

 

Tao Gu, Michka, Catherine and Aonan Yang.

 CDV. Oui, au fur et à mesure qu'on voyait les trains, on s'arrêtait pour que je les enregistre et Sylvestre (Guidi) s’est mis à les filmer. Puis finalement, cette espèce de machine grinçante, forte, qui représente à la fois, avec son drapeau américain sur le devant du wagon, le pays: la patrie, mais en même temps la traversée du désert, la vitesse, la force, la lourdeur, tout ça a marché pour le film. C'est rare que ça m'est arrivé de suivre quelque chose au son qui se rajoute comme élément porteur du film. Michka et Sylvestre, the directeur photo, l’ont aussi senti comme Michel Giroux, le monteur au moment d’assembler tout ça.

J’ai appris grâce à ce tournage. Suite à cette expérience, aujourd’hui, quand je tourne dans des locations particulièrement sonores, je mets ma casquette de conceptrice sonore. Si le son à enregistrer pour la synchro est facile à refaire en bruitage (voix exclues), je m’éloigne de l’équipe pour mieux capter les lieux. Ce que je ne peux se reproduire en studio. Chaque endroit a son empreinte unique. Je sens que je contribue mieux au film comme ça. J’ai eu le privilège de filmer dans des situations ou j’ai l’impression que c’est peut-être la première fois qu’on enregistre l’empreinte sonore de la place. Ça devient comme un devoir de mémoire. C’est très stimulant.

MF: Je pensais que tu cherchais la poésie dans le son, mais tu cherches aussi le silence du désert.

CVDD: Oui, le désert est la chose la plus difficile à capter. Et n’est pas sans poésie! D’ailleurs, Michka le savait déjà. On voudrait tellement que le désert soit évocateur. Ce que je remarque quand j’ouvre les oreilles ce sont souvent les imperfections, les sons qui dépassent, les frictions, grincements, les textures. J’essaye pas d’enregistrer les sons parfaits. C'est plutôt ce qui qualifie les lieux, les rends unique, ce qui donne la matière aux objets, leur réverbérations que je cherche. Michka avait ça dans son regard sur le monde, une vision unique. Dans ses films, comme dans la vie sa façon d'être était originale, pas une originalité pour faire différent à tout prix. Elle était tout simplement Michka. Elle possédait une force qui mettait à la fois en lumière sa fragilité. Incroyable. On avait l'impression qu'elle pouvait tout affronter, remettre en question en même temps qu'il fallait la protéger. C’était fascinant de voir le monde à travers ses yeux. Elle était vraiment intense, convaincue, entêtée, tendre, attentive, et curieuse. On sentait son intransigeance : « C’est comme ça. C'est pas comme ça », et aussi ses intuitions, et son amour des arts. Elle avait des opinions politiques extraordinaires, des histoires de vie extraordinaires, tout devenait extraordinaire, même un grain de sable.

MF: Sauf que, en même temps, elle était complètement ouverte à ce que tu la contredises. Et je pense, plus encore, qu'elle s'attendait à ça. Elle savait donner et quand elle donnait, elle recevait beaucoup.

Dans ses films, comme dans la vie sa façon d’être était originale, pas une originalité pour faire différent à tout prix. Elle était tout simplement Michka.

CDVV: Oui, exactement. Carlos [1], mon chum, dit qu’être réalisateur, c'est savoir choisir les membres de son équipe et puis leur donner la possibilité de donner le meilleur d'eux-mêmes au lieu de les mettre dans une boîte. Michka était du même avis. On pouvait se parler, se questionner. Ses conversations avec Sylvestre et Michel étaient riches et denses. Pas toujours de tout repos… Mais quels échanges! Elle savait nous parler. Définir le son est plus difficile, c’est plus vague. Alors on a travaillé plus au feeling. Avec Benoît Dame au mix, on a trouvé notre air d’aller. Pendant le tournage, sa force était toujours sa vision et son rapport avec Spoon, avec le désert, la solitude, l'enfermement. Elle avait une tel empathie pour son sujet. Un tournage vraiment inspirant.

MF: Parfois quand j'écoute les disques récents de Bob Dylan comme Rough and Rowdy Ways, ce que j'entends c'est la sagesse. Ce n'aurait pas été possible pour lui de faire ce disque il y a 30 ans. Quand je pense aux films de Michka, je me demande si le film Spoon aurait été tellement réussi si elle l’avait fait quand elle était plus jeune.

CVDD: Moi, je ne pense pas. Dans le tournage de Le Violon sur la toile, par exemple, elle était plus directive. Elle a beaucoup travaillé avec la directrice photo, Nathalie Moliavco-Visotzky, pour trouver l'image du film. C’était plus contrôlé, organisé disons. C’était une production de l’ONF [2], un bon film mais pas aussi personnel. Il reflète tout son amour de la musique et pour les artistes. Elle avait une grande admiration pour les Turovsky et ils avaient développés un rapport très fort au delà du tournage. Bien que la production était plus straight, elle n’a jamais changé d'attitude de profond engagement.

Elle avait des opinions politiques extraordinaires, des histoires de vie extraordinaires, tout devenait extraordinaire, même un grain de sable.

MF: Il y a une critique de Spoon qui fait le lien avec Loin d’où?, en parlant de retour à la poésie.

CVDD: Ah oui! Enorme! Je pense qu’une des raisons pour laquelle son premier film Loin d’où? est si fort, c'est parce qu'elle est dedans. C’est elle! On nous a tellement inculqué qu'il faut préparer, qu'il faut contrôler, etcetera. Mais Loin d’où? était tellement SON histoire. Elle avait plein d'idées, plein de force. Je n’ai pas fait le tournage, j'ai juste fait la narration. Elle a retrouvé cette voix intérieure avec Spoon et la liberté poétique de l’exprimer.

MF: C’est les seuls films où on entend sa voix. A l'époque, Michka écrivait que tu as psychanalysé sa voix dans Loin d’où? Est-ce qu'elle est arrivée avec un texte?

CVDD: Elle est arrivée très bien préparée. Elle finissait son film à l'ONF, mais je lui ai dit que je ne voulais pas enregistrer sa voix en studio parce que c'est trop officiel, trop froid. Le travail de voix, de narration, est quelque chose de très intime. La voix révèle beaucoup qui on est, notre fragilité, notre force. Alors, on s'est installées dans une pièce noire qui était cachée derrière le studio. Je pense qu'on a fait ça sur l'heure de midi pour éviter tout le monde. Elle est arrivée avec son texte et puis, comme beaucoup de réalisateurs, elle était nerveuse, voulait faire la meilleure narration possible. Donc, elle l’a bien lu. Comme c'était un film tellement personnel, je lui ai dit : « Est-ce que t'as vraiment besoin de lire ton texte pour dire ce que tu penses? Tu connais ton film, tu viens de le monter pendant je ne sais pas combien de temps. Tu es dedans. Tu ne peux pas te tromper. »  En lui enlevant le texte, ça lui a permis de le raconter de façon plus naturelle, intime. Elle a fait ça plusieurs fois jusqu'à ce qu'on trouve le bon ton. Ça nous a lié, partager cette intimité, son premier film…

Je pense qu’elle a fait le film qu'elle voulait faire. Souvent la narration se fait après le montage image. Dans les films de Michka, la musique est aussi très importante. Ce n’est pas un joli accompagnement j pour rythmer de jolies images, pour que personne ne s'ennuie. J’ai toujours eu une admiration pour le choix de ses musiques.

MF: Il y a un moment dans la narration de Loin d’où? où elle chante un peu.

CVDD: Je pense que c'est moi qui lui ai demandé. Parce qu'il fallait trouver des moments où on rentre dans son intimité. Pour créer une voix propre, on n'est pas obligé d'être trop pointilleux. On révèle tellement par la voix toute nue. On a crée une atmosphère pour qu'elle puisse se sentir le plus en confiance et laisser aller à la fois sa force, sa fragilité, sa poésie, ses hésitations, sa fantaisie, ses inquiétudes. C'est pour ça qu'elle a tant aimé tourner avec Sylvestre et monter avec Michel (Giroux). Ils créaient une intimité avec elle.

MF: Comment c’était l'enregistrement de Spoon? Il y a une scène que j'ai mise dans la B.A. Comme une réponse à Spoon, elle disait, en anglais : « Spoon, tu me demandes à quoi je pense à ce moment précis. Comment répondre? On n’est jamais ensemble dans le temps. Il est différent pour chacun de nous… Peut-être ta question nous remet dans le même temps. » J'ai des frissons juste en le disant. Quand on voit les images et quand on entend la narration, c'est comme si tout était planifié en avance. Mais je ne vois pas comment que c'est possible parce que les images étaient filmées à part de la narration.

CVDD: Tu viens de d’identifier un moment justement où la narration a influencé comment Michel et Michka ont monté la séquence. Je me souviens parce qu'on était dans votre chambre, sur votre lit. J'aime bien qu'on soit dans des endroits qui sont confortables, qui ne sont pas officiels. La chambre, c'est déjà intime, ça fait déjà psychanalyse. Elle avait très peur de pas bien s’exprimer. Le principal travail a été de trouver la tranquillité nécessaire pour qu'elle puisse trouver en elle-même son espace intérieur où elle parle vraiment à Spoon. Pour ça il fallait atténuer sa peur de ne pas pouvoir trop bien lire. Encore une fois, elle l’a dit sans texte et a su prendre le temps de sentir les choses. Michel a pu monté sur le rythme de ses mots.

MF: Donc, elle est quand même arrivée avec le texte.

CVDD: C'est-à-dire qu’elle redit le même texte qu'elle avait écrit. Elle savait déjà ce qu'elle voulait dire. On l'avait fait. Plusieurs fois avant. Mais ça l'énervait parce que ce n'était pas comme elle voulait. Alors j'ai dit : « Laisse-le tranquille maintenant, tu le sais. Puis si t'as besoin de revenir au texte papier, alors tu peux. Mais on va dire deux phrases. Dis-les-moi comme si j'étais Spoon. Pense à lui. Donne-lui l'espace. Pense à tes images. Qu'est-ce que tu veux nous transmettre? » C'était la mettre en confiance pour qu'elle ne stresse pas pour le dire. Fallait pas trop se fatiguer, fallait pas insister. C'est toujours une espèce de magie ou une danse où il faut accepter de passer par le processus.

MF: C'est une image très intéressante que de donner l'espace. On pourrait dire que c’est justement ça le film : situer Spoon dans l’espace et le temps.

CVDD: J’ai fait un montage pour un réalisateur, et il m’a dit : « Non, c'est pas du tout ça. Moi, je voudrais que tu fasses quelque chose comme dans Spoon. » Elle avait réussi son film et laissé une vraie impression.

MF: On n’a pas parlé encore de New Memories. Je sais que le tournage a été difficile pour plusieurs raisons.

CVDD: Dès le départ de ce film, il y avait quelque chose qui liait Anne et Michka, même si elles sont complètement différentes de cultures, de façons d'être, dans la féminité, dans tout. Il avait quelque chose que Michka a réussi à toucher chez Anne qui les a probablement troublées l'une et l'autre. Plus que si c'était une autre cinéaste qui était allée filmer Anne. C'était très intense parce que c'était très émotif. À chaque fin de journée, Michka nous disait « je ne sais pas si je veux continuer, on retourne à Montréal. » C’était très fort, on ne parlait que de ça après le tournage. Elle allait chercher chez Anne quelque chose qui la faisait souffrir elle-même. C’était pas la même souffrance mais la même intensité. Encore une fois, sa vision d'Anne était extraordinaire. Quelqu'un d'autre aurait juste décrit son travail de photographe de rue comme cool et hip weird. Michka est allée plus profondément pour explorer qui Anne était. Je ne pense pas qu'il y a beaucoup de gens qui auraient osé faire le film qu'elle a fait avec les dispositions dans lesquels Anne nous recevait.

Quelqu’un d’autre aurait juste décrit son travail de photographe de rue comme cool et hip weird. Michka est allée plus profondément pour explorer qui Anne était.

MF: Tout a commencé par une photo de rue prise par Anne, que Michka a vue sur Facebook. Elles ont parlé, et Michka lui a dit qu’elle avait la bonne distance entre l'appareil photo et les sujets. Trop loin, la photo devient paternaliste, trop proche, voyeuriste. Anne a répondu : « C'est parce que je suis comme eux. »  

CVDD: Absolument. Michka avait raison, elle est à la bonne distance. Quand tu observes la bulle qu’Anne crée quand elle prend des photos, elle est souvent près d'eux et rentre dans leur bulle d'une façon hyper rapide. Un geste presqu’invisible. Son art de saisir l’éphémère. L’accès qu’elle crée avec ses sujets! Encore quelque chose qui lie les deux femmes. Pour faire un film, il faut rester proche de ton sujet. Et ça devient presque insupportable quand tu sens des choses que tu ne veux pas sentir.

 

MF: Il y a un moment où toi et Sylvestre êtes allés voir Anne dans son appartement. A cause de son allergie des chats, Michka n’est pas venue. Ce n’était pas prévu, mais Anne a commencé à parler de son traumatisme d'enfance et vous avez pris la décision de filmer.

CVDD: Au début, je n’étais pas d’accord. J’avais un peu l'impression qu'on trahissait Michka. Elle se sentait de plus en plus agressée par Anne et leur relation tendue. Mais je pense qu’Anne elle-même s’attendait à aller là, vers son lourd passé. Elle était probablement prête à se livrer. Avant tout, c'est Michka qui avait provoqué cette ouverture même si elle n’y était pas lors de l’entrevue. Ce soir-là on est allé pour tourner des choses plus pratico-pratiques, mais la porte continuait de s'ouvrir pour qu’Anne nous confie ses blessures. Michka aurait pu décider de ne pas inclure cet entretien dans le film. C’est avec Michel au montage qu’ils ont décidé. C’est dans le film. Finalement ça a été une chaîne de confiance entre tous. Des fois la ligne est mince…

MF: Est-ce qu'il y a d'autres choses que tu veux partager?

Lors de la célébration de la vie de Michka qui s'est déroulée au domicile de Catherine et Carlos : Catherine avec Natasha Turovsky et Charlotte Selb. À l'arrière-plan, Martin Duckworth et Audrey Schirmer.

CVDD: Oui, au début, Michka a travaillé avec Pierre Bertrand sur Spoon. Pierre était un autre collaborateur qui lui faisait du bien, la rendait à l'aise, la suivait, qui était de bonne humeur, qui faisait belle équipe avec Sylvestre. Quand lui n’a pas pu aller tourner Spoon en Californie, elle m'a appelée. C'est lui d'ailleurs qui avait suggéré mon nom. Je lui en serai toujours reconnaissante. Ça m’a permis de reprendre contact avec Michka que je n’avais pas vu depuis des lustres! Une vraie chance. Parce que ça ne faisait pas longtemps que j'avais recommencé à travailler comme preneure de son après la mort de notre première fille. Ça fait 24 ans le 14 octobre dernier (2023).

MF: Béatrice.

CVDD: Oui, Béatrice. Dans les deux premières années de sa naissance, je me suis fait voler tout mon équipement à la maison, alors j'ai vraiment arrêté de faire du son pendant quelques années. J'ai continué de faire des tournages, mais je louais des équipements que je n'aimais pas. Je faisais plus des jobs que du son. Et en 2010, j'ai pu racheter de l'équipement. En termes de son, je pense que Spoon est un des films les plus créatifs que j'ai fait après mon arrêt de travail, Ça m'a redonné confiance, mais surtout redonné l'envie de continuer à faire ce genre de cinéma. Quand on commence un film dès le début du tournage jusqu’à la fin du mix, on a le temps de développer, de réfléchir, de connaître, ce film. Je ne suis pas bonne à la première prise. Il me faut du temps. Le genre de cinéma que faisait Michka m’a donné la possibilité de croire que je pouvais continuer. Ça m'a fait énormément de bien, une grande chance. Et quel film! J'ai adoré ce film-là du début à la fin. L’engagement de Michka avec Spoon… wow! La façon dont elle l’a rencontré en prison, leurs conversations sur des années, leur amitié, c'était tellement beau, tellement fort, tellement vital. C’est tout Michka. Elle faisait pas les choses à moitié. Quand elle aimait quelqu'un, c'était pas à moitié. Quand elle détestait, c'était pas à moitié. Quand elle leur en voulait, c'était pour la vie. Alors j'ai été chanceuse de la connaître, puis d’avoir une bonne relation avec Sylvestre et Michel, ses collaborateurs. Grâce à Spoon, grâce au film, grâce à la liberté, grâce à l’ouverture, au désir qu'on aille plus loin que juste faire ce qu'on sait faire. Elle nous a toujours fait y croire. Ces histoires étaient incroyables, elle nous a toujours fait y croire.

MF: Pendant le tournage dans le désert quand tu as fait un petit rituel pour Béatrice. Michka a tout compris.

CVDD: Avant que je travaille avec elle, on était amies. Elle m'a parlé de ses tantes qui jouaient au poker, puis des couscous et puis des histoires abracadabrantes. C'était toujours des histoires que tu ne pouvais pas imaginer. La vie fait qu'on se sépare, mais quand on se retrouve, je pense que les choses les plus importantes restent. On vit tous des moments difficiles. Elle les avait vécues peut-être plus tôt, mais elle les revivait de nouveau avec sa maladie. Carlos et moi, la maladie, on connaissait ça avec notre fille. Mais, pour nous Michka était comme une famille qu'on retrouve. Reconnaître nos blessures, nos faiblesses, nous a fait accepté ce qu’on est au fil des années, rendus plus sereins. Moins de couches superflues. «  Toi, tu veux faire du cinéma malgré tout, encore avec toute ta passion? Wow! Moi aussi! Moi je sors des années et des années de prendre soin ma fille, et du deuil. Moi aussi je veux faire ça! Wow! On peut encore le faire! On est encore vivantes! On peut faire des images des sons, on peut même sortir du système pour faire des films! Oh my God! Freedom! On essaye, on se fait confiance. Personne ne nous attend, et on le fait avec des gens qu'on aime, c'est déjà énorme. »

P.S. Je pense souvent à elle dans ma vie de tous les jours. Dans les évènements politiques de notre époque qui la révolteraient, j’entends constamment son indignation brûlante dans ma tête. Au coin d’une rue près d’une gelateria, je goûte sa gourmandise et son attirance pour les sucreries. Devant l’élégance d’une femme aux vêtements colorés et exotiques, j’entends son admiration. En mangeant un met parfumé, je me remémore la façon dont elle racontait ses histoires de vie, de voyages, de la Tunisie. J’en ressortais toujours exaltée par son sens du récit. Devant les certains films sur lesquels j’ai travaillé, j’aurais aimé sa critique, son regard… si Michka… Si unique…

[1] Carlos Ferrand

[2] Office national du film du Canada.