Tout devenait poésie
Guy Hakim
RÔLE DANS LES FILMS DE MICHKA
Loin d’où ? Costumes, accessoires
Nulle part, la mer Aide au financement
La Position de l’escargot Aide au financement
Prisonniers de Beckett Décor, figurant
Spoon Affiche
A Great Day in Paris Affiche
La Lune des coiffeurs Couverture (livre)
MF: C’était ton idée d’aller au Québec avec Michka à la fin des années 1970.
GH: On était en Ardèche avant, et le Canada c'était un peu l'aventure. On allait au Far West. Quand on est arrivé à Montréal la première fois, on avait 500 $ chacun dans la poche. On était très naïfs, mais on a trouvé un logement. Et puis il y a eu la rentrée universitaire et Michka est allée à ses cours de cinéma. Moi j'ai été en design de l'environnement.
MF: Michka me parlait toujours d’André Forcier, le cinéaste québécois, de comment elle a vu son film L'eau chaude, l’eau frette et qu'elle a décidé de faire des films au Québec.
GH: Quand on était ensemble, peut-être deux ans avant de partir à Montréal, elle écrivait tout le temps. Je pense que quand elle est passée de l'écriture à la réalisation ça s'est fait tout naturellement. Je ne sais pas si tu connais cette histoire personnelle avec Michka. Je suis rentré à Paris. On était séparés, mais n'on arrivait pas à se quitter. J'ai décidé de faire un court métrage sur notre histoire d'amour. A l'époque, je ne connaissais rien au cinéma, ni techniquement, ni en écriture. J'ai écrit quelque chose et j'ai réuni autour de moi un type qui avait une caméra 16 mm et un autre qui était preneur de son. J'ai rencontré une fille dans un magasin Place Pigalle qui ressemblait un peu à Michka. Pas du tout comédienne, mais finalement elle a accepté de jouer le rôle. J'ai trouvé un étudiant comédien pour faire mon rôle à moi. On a tourné pendant six mois tous les week-ends. C'était n'importe quoi. Je ne savais pas comment on faisait le montage, le son était merdique. Mais j'étais très fier des dialogues et de tout ce qui avait été fait. Un jour, j'ai pris le film sous le bras et je suis allé à Montréal et je l’ai projeté à Michka. Seulement à elle. Et je lui ai dit : "Maintenant, qu'est ce que tu veux? Tu rentres avec moi ou tu restes ici?" Jusqu'au dernier moment, jusqu'au moment où j'allais reprendre l'avion, elle ne savait pas. Et moi non plus je n'étais pas sûr. Et finalement, je suis rentré seul.
MF: C’est magnifique, cette histoire. Je ne la connaissais pas. Elle m'a dit que chaque fois qu’elle commençait une discipline — le cinéma, l'écriture, l'art visuel — tu reprenais l'idée et faisais encore mieux.
GH: Je ne sais pas si c'était encore mieux, mais en tout cas il y avait un échange très fort au niveau artistique entre elle et moi. C'est-à-dire que la moindre petite anecdote devenait de la poésie. C'était un jeu entre nous. On brodait sur un petit oiseau qu'on avait trouvé au bord de la route et on se racontait une histoire. En plus, c’était l'Ardèche, le pays des babas cool, des gens qui ne veulent pas faire comme les autres. Michka était quand même une personne inquiète, qui avait peur du lendemain, qui ne savait pas trop ce qu'elle voulait, mais qui écrivait tout le temps, tout le temps, tout le temps.
MF: Je ne savais pas qu'elle écrivait autant. J'ai trouvé des petits morceaux dans ses dossiers et, bien sûr, le livre qu'elle a écrit.
GH: Elle avait toujours des petits carnets qu'elle remplissait. Ça lui appartenait. Je ne suis jamais rentré dedans.
MF: Est-ce que tu crois qu'il y a aussi une complicité grâce au fait que vous êtes tous les deux juifs de Tunisie?
GH: C'est vraiment la base de tout. On est né dans la même clinique à un an près. Tunis était une petite ville, donc tous les gens se connaissaient. C'est vrai que ça crée un lien. Pas ethnique, mais une appartenance de cœur je dirais, comme avec une sœur. On a quitté la France pour aller en Israël dans un kibboutz tous les deux pendant deux mois. J'ai une photo d'elle en train de conduire un tracteur. Puis elle est allée en Israël avec ma cousine après avoir passé son bac, pour continuer ses études universitaires. Je crois qu'elle était encore dans un kibboutz.
MF: Elle m’a raconté comment elle était en retard pour un examen en Israël. Elle a été arrêtée à un point de contrôle. Les soldats ont commencé à fouiller dans son sac pour l’humilier. Elle avait une formation militaire de base donc elle a pris la mitraillette d'un des soldats et l'a menacé. Finalement, l'officier qui supervisait les deux soldats est venu pour calmer tout le monde. Il s’est excusé, mais elle a raté l'examen.
GH: Je ne connaissais pas cette histoire.
MF: Peut-être c’est apocryphe. On ne sait jamais. Vous êtes restés très proches pendant toute sa vie. Tu as contribué à plusieurs de ses films, comme avec ton rôle de figurant clochard dans Prisonniers de Beckett. Il y a une scène où Jan Jonson tient un sac en crochet qui permet de voir les bouteilles. Michka t’avait contacté à Paris depuis la Suède pour que tu lui envoies ce sac. En dehors de ces petites choses, elle t'était toujours reconnaissante de t'être investi dans un de ses premiers films.
GH: J'ai déjà oublié. C'est loin...
MF: J’ai un proverbe juif sur mon étagère : "Qui donne ne doit jamais s’en souvenir. Qui reçoit ne doit jamais oublier." Mais à part ton propre argent, tu as aussi trouvé du financement pour son film, La Position de l’escargot.
GH: Un petit financement. À l'époque, comme c'est interdit de faire de la publicité pour le tabac et l'alcool au cinéma, les agents ont eu l’idée d’aller voir les scénaristes et de leur dire "voilà, si dans une ou deux scènes, l’acteur principal fume ou boit de l’alcool, on vous donne de l'argent". Le montant du financement était proportionnel au fait que l'acteur était connu ou très connu. Je crois que c'est un paquet de Marlboro que tenait Victor Lanoux, à l'époque elle avait reçu 20 000 francs.
J’ai aussi fait une petite intervention dans le scénario. Je pense qu'à un moment dans le film, la fille se souvient de sa mère. Je lui avais dit "t'as qu'à laisser traîner sur un guéridon les lunettes de la mère". C'était une intervention comme ça, tout à fait personnelle, pour mettre un objet dans le cadre. Pour augmenter l’émotion du comédien ou de la comédienne, l'idée était de mettre les vraies lunettes de sa mère. Au début, elle voulait faire ce film avec Maurice Garrel, qui a refusé. Et ensuite elle a demandé à un copain de Victor Lanoux qui était vachement connu, un type d'Afrique du Nord qui n'a pas voulu mais a suggéré son ami Victor Lanoux qui, lui, a été d'accord. Et je lui ai dit "attends, de passer de Maurice Garrel à Victor Lanoux, c'est pas possible". Je pense que ça ne s'est pas très bien passé avec Victor Lanoux.
MF: Il n'a pas répété les scènes avec l’actrice qui jouait sa fille dans le film.
GH: Elle me disait qu’il se prenait pour une star, il ne voulait faire qu’une seule prise. Je pense que ça a été un film difficile pour elle.
MF: Tu sais, avec les histoires apocryphes de Michka, c'est très difficile de savoir la vérité. Dans l'histoire qu'elle m’a racontée, Maurice Garrel voulait vraiment faire le film, il attendait un appel des producteurs pour confirmation, et comme il ne l’a pas reçu, il a choisi un autre film. Elle me disait qu’il avait la voix pleine de larmes quand ils ont parlé. L’histoire des lunettes de la mère est intéressante. Au printemps 2022, j'ai été contacté par une femme qui s’appelle Paulina qui gérait Encore +, un canal YouTube financé par le gouvernement canadien pour donner un deuxième souffle aux films et séries canadiens. On a convenu de mettre quatre films de Michka en ligne. Malheureusement, le programme a été annulé en décembre 2022. Je te dis tout ça parce que Paulina a été actrice il y a 30 ans, et a joué le rôle de la mère dans La Position de l'escargot !
GH: Incroyable! Oui, c'est super. Je continue à penser que ce genre de "coïncidences" est un pouvoir de Michka. Il y a des gens qui sont complètement ailleurs, dans une autre sphère et tout d'un coup on dit "Michka Saäl", et toc! Il y a deux choses qui se collent. C'est comme des molécules ou des neutrons. Peut-être que c'est ça un peu sa destinée déracinée — le pouvoir de recoller, à l'opposé du déchirement.