Comme une chimie
Sylvestre Guidi
RÔLE DANS LES FILMS DE MICHKA
Directeur photo
Zéro Tolérance
Prisonniers de Beckett
Spoon
A Great Day in Paris
New Memories
Les Aventuriers
SG: Directeur photo en documentaire, faut que tu te fasses bien briefer, ce que Michka faisait super bien. On parlait beaucoup avant le film. Mais pendant le film, on ne se disait pas grand-chose. On se faisait des petits signes. "C'est beau, tu as tout ce qu'il faut? - Oui, c'est bon." Puis, sauf exception, la plupart du temps, on ne regardait pas le matériel. Sauf pour Prisonniers de Beckett. Parce que Beckett, c'était un tournage vraiment compliqué. Il fallait vraiment qu'on ait tous les morceaux pour raconter une histoire. On travaillait 10, 12 heures par jour, puis après on allait dans ma chambre ou dans sa chambre pour regarder le matériel pendant 3 ou 4 heures, puis on dormait 3 ou 4 h, et on recommençait le lendemain.
Elle insistait beaucoup sur la forme. Pour Spoon, on parlait beaucoup de ce que ressentait Spoon, puis de ce qu'il n’avait jamais vu. À un moment donné, j’ai dit "Michka, pourquoi on ne ferait pas tous les extérieurs, tout ce qui est dehors, ce qui est liberté justement, en couleur, et tout ce qui se rapporte à Spoon, à son intérieur réduit, en noir et blanc ?" Avec un instinct de cinéma, elle a dit oui tout de suite. Mais ce n’est pas un film où on a tout tourné puis après elle a décidé de faire des parties en noir et blanc. Quand on a tourné en noir et blanc, la caméra était déjà ajustée pour le noir et blanc. Autrement dit, on ne pouvait pas revenir en arrière.
Elle me parlait beaucoup des films qu'elle avait vus, même si ce n’est pas des documentaires, les films de Garrel, par exemple. Après, quand on arrivait sur le terrain, c'était à moi de faire ma partie créatrice. Sur le tournage de Spoon en Californie, elle n'était pas tellement intéressée à tourner des trains, par exemple… Mais moi, j'ai insisté beaucoup. Catherine[1] aussi. Et finalement, on a tourné les trains et puis elle les a mis dans le film.
MF: Et les trains sont devenus un leitmotiv du film.
SG: Oui, elle nous donnait quand même cette liberté-là. Souvent comme ça, "Bon, tu le fais, si tu as envie de le faire, si ça te fait plaisir". En même temps, ça montre sa liberté à elle aussi, dans le sens où elle n'était pas coincé dans un truc carré. Elle était capable de regarder les images avec Michel Giroux[2] et de dire, "Ah finalement, tu sais, c'est intéressant, on va l'utiliser". Ce n’est pas quelqu'un qui aurait dit dogmatiquement "Je ne m’en servirais pas parce que j'en voulais pas". Elle prenait le temps de tout regarder, puis finalement, elle concluait que ça servirait le film ou non.
MF: Cette quête de liberté l'a suivie toute sa vie. Sa propre liberté après une enfance traumatique. La liberté dans l'art, chez Spoon et Prisonniers de Beckett. Le droit des immigrants à leur différence dans Zéro Tolérance.
SG: Si on regarde Zéro Tolérance aujourd'hui, c'est évidemment presque prémonitoire. Elle savait déjà que le problème du profilage racial était là. Zéro Tolérance a été regardé par des membres du gouvernement québécois. Ça a été montré dans plein d’endroits parce que c'est un film qui identifiait des problèmes réels. On voit aussi sa force de caractère : une petite femme immigrante juive qui confrontait des gros flics de 6 pieds. Ce n'est pas évident.
MF: Dans le tournage de Zéro Tolérance, il y avait ce côté improvisé. Parce que vous êtes dans la voiture de police la nuit, on ne sait pas ce qui va arriver...
SG: On a été chanceux. Pendant l'arrestation rue Sainte-Catherine, le policier nous a quand même laissés faire. Mais une fois qu'ils t'ont dit oui, puis que la caméra commence à tourner, c'est plus difficile pour eux de t'arrêter. Quand ils nous disaient "arrêtez de tourner", on n'arrêtait pas. Je n’aurais pas fait ça au Congo. Mais à Montréal... ils ne vont pas te frapper et te tirer dessus.
Ça arrive comme ça. C'est de l'improvisation. Pour Spoon, on n’avait qu’une grosse lampe HMI et une machine à fumer. Écoute, quelquefois ça marche et parfois ça ne marche pas.
Michka était ouverte à tout. Moi, je pense que les bons réalisateurs sont capables de reconnaître une bonne idée. Catherine aussi a eu des bonnes idées d'images parfois, Pierre Bertrand aussi.[3]
A la fin de chaque entrevue, elle demandait à moi, puis au preneur de son, si nous avions d’autres questions. Parce que peut-être elle avait oublié quelque chose, ou peut-être nous, on a entendu des trucs qu'elle n'a pas entendus. Elle faisait confiance à son équipe. Après avoir fait plusieurs films ensemble, c'est comme une chimie. Tu n'as presque plus besoin de te parler. J’aime tourner. Je ne suis pas paresseux. Je ne vais pas attendre qu'elle me dise quoi tourner. On avait entre nous aussi cette générosité-là, d'en donner plus que moins. Catherine partait quelquefois seule pendant 45 minutes pour enregistrer toutes sortes de sons. Ça enrichit un film.
MF: Pour parler encore de Spoon, vous avez tourné plusieurs scènes de danseurs qui n'ont pas finalement été utilisées.
SG: On a essayé un peu de faire des trucs dehors, mais ça n'a pas donné ce qu'elle voulait. Je pense que ça tranchait un peu sur tout ce qui avait été fait en studio. Tout d'un coup, tu te retrouves avec des danseurs dehors qui courent en plein champ. Ils ont fait sauter ça. Par contre, c'était très libre, ce qui est important. Dans le film à un moment donné, une des danseuses a dit "I see you, Spoon". Ça, c'est de l'impro totale.
Même si les danseurs avaient préparé des trucs, Michka voulait cette espèce de liberté là pour eux aussi de ad lib. Elle pensait qu'ils pouvaient être intéressants. Finalement, ça donne des choses absolument extraordinaires.
Sa force, dans cet espace de liberté là aussi, c'est de mettre les gens à l'aise. Ce n’est pas quelqu'un qui s'occupait par exemple des acteurs et laissait l'équipe totalement en dehors. On était toujours assez ensemble. Par exemple, quand j'ai filmé, je n'étais carrément même pas à 8 pouces du visage de la danseuse. Alors si tu veux être capable de faire ça, il faut vraiment qu'il y ait un climat de confiance, puis de bien-être. Parce que si les gens ne se sentent pas bien ensemble, tu ne peux pas mettre la caméra dans la face de quelqu'un comme ça. C'est impossible.
MF: Il y avait aussi le moment ad lib dans Les Aventuriers quand tu tournes dans le bazar. C'est toi qui as posé des questions comme "Qu'est-ce que tu as acheté?" Michka n'était pas là.
SG: Des trucs live comme ça où tu sais interagir, ça pose à chaque fois un problème. On n'a pas fait beaucoup de films comme ça. Ce n'était pas son genre de film. Je pense que c'est peut-être le truc le plus ad lib qu'elle a fait parce que bon, tu sais, on n'avait pas d'argent.
MF: Souvent dans ses films elle prend des sujets difficiles et il faut avoir cette complicité avec les personnages, sinon ça ne marche pas. Elle m'a dit que ça lui a pris une heure de conversation avec un des détenus dans Prisonniers de Beckett sur la plage pour le convaincre de participer au film. Elle a parlé de son enfance et de tout qu’elle a vécu.
SG: Il était très réticent parce qu’il craignait qu’on le reconnaisse. Il ne fallait pas voir son visage. Donc toute cette partie-là, dans Beckett, a été tourné en silhouette. Là aussi, il n'y a pas beaucoup de réalisateurs qui travaillent comme ça. Il y en a qui sont plus rough, un peu. Mais tu sais, Michka, c'est quelqu'un qui est vraie. Je ne l'ai jamais entendu crier sur un plateau ou être fâchée après quelqu'un. Elle était toujours avec sa même voix douce, en train de convaincre, de charmer, de finalement embarquer les gens dans son filet. Alors ça, c'est extraordinaire, parce que j'en ai tourné assez des documentaires pour savoir que des conflits arrivent. J'ai fait des films au complet où le réalisateur se bat presque avec le personnage principal.
Mais bon, il y a eu d'autres moments, par exemple pour le dernier tournage (New Memories). Quand on a interviewé Anne seule dans sa chambre chez elle (sur les enjeux de famille), Michka n’était vraiment pas contente. Bon, c'était extrêmement difficile de faire parler Anne de ça, elle ne voulait pas trop en parler. Michka était super allergique aux chats, puis il y en avait trois ou quatre dans la maison. Elle ne pouvait pas entrer. Quand Anne a commencé à parler de ça spontanément, avec Catherine, on s'est dit "Ostie, on ne va pas l'arrêter". Tu sais, c'est peut-être la seule fois où Anne a parlé de ça. À la fin, je pense que Michka nous a pardonnés.
MF: Est-ce que le fait qu'elle a toujours manqué d'argent vous donnait un peu de plus de liberté en forçant à trouver des solutions créatives?
SG: Quand tu as moins de moyens, il faut que tu sois un peu plus créatif. Par contre, même si son budget n’était pas gros, je n’ai pas été sous-payé. J'ai eu le tarif que j'aurais eu normalement. C’est elle qui perdait de l'argent. Ne plus faire de film avec Michka ça va être une de mes grandes tristesses pour le reste de mes jours. Surtout qu’on tourne maintenant avec des petites caméras. Elle aimait beaucoup ça. Un trépied, une lampe, puis deux petites caméras c'était parfait pour elle. Avec Spoon, on avait pas mal travaillé comme ça. New Memories, c'est pareil. Parce que Michka, ce n’est pas quelqu'un qui voulait prendre du temps pour éclairer ou s’occuper des machines. Avec ça on était vraiment légers et invisibles. Puis ça lui donnait tout le champ libre de faire des trucs pas mal flyés.
MF : J'ai lu plusieurs descriptions de votre relation dans les demandes de financement. Elle te décrit toujours comme un "maestro".
SG: Je pense qu'on avait beaucoup de respect l'un pour l'autre. C'est la personne avec qui j'ai adoré le plus travailler au cinéma. C'est vraiment quelqu'un avec qui je me suis exprimé plus que sur n'importe quel autre film que j'ai fait. C'est quelqu'un qui avait un instinct de cinéma absolument fantastique. Ce n'est pas pour diminuer les autres réalisateurs avec qui j'ai travaillé. Mais avec Michka, c'était vraiment le bonheur total parce qu'elle était une encyclopédie du cinéma.
On avait cet amour-là de travailler sur la forme, de chercher des métaphores. Pour la préparation, je la voyais quatre ou cinq fois. On passait deux ou trois heures ensemble à parler de cinéma. Moi, j’apportait des livres, on lisait des trucs. C'est pour ça que sur le plateau après, y’avait pas grand-chose d'autre à dire sauf let's have fun!
[1] Catherine Van Der Donckt,
[2] Monteur de Spoon.
[3] Catherine Van Der Donckt, et Pierre Bertrand ont travaillé sur l’enregistrement du son de Spoon.