Une bonne sorcière
Michel Giroux
RÔLE DANS LES FILMS DE MICHKA
Loin d’où? Superviseur de la restauration
Nulle part, la mer Superviseur de la restauration
Zéro Tolérance Monteur
Prisonniers de Beckett (version télé) Monteur
Spoon Monteur
New Memories Monteur, producteur délégué
MG: Michka cherche l’humanité dans la vie, tout ce qu’elle peut faire pour enlever et faire tomber les masques. Évidemment, ça me donne l’idée que je peux essayer des choses parce que j’aime beaucoup l’humanité. Ça ne veut pas dire que j’aime les humains — c’est différent. Je cherche l’humanité… Probablement, Spoon est une occasion en or pour ça. à Spoon en arrivant ici[1], aujourd’hui, c’est incroyable parce que ça me rappelle comment cette personne-là, qu’on a mise en prison pour plus de quarante ans, a une telle force d'humanité. Quand on est parti avec le concept de Spoon, Michka avait comme matériau surtout les poèmes, sa poésie. Pour arriver à faire ces poèmes au téléphone dans les conditions qu’elle avait — parler avec un détenu dans un prison à sécurité maximale aux Etats-Unis, c’est quand même un voyage — il faut prévoir beaucoup de temps, beaucoup de paroles. J’ai senti que tout ce qu’ils faisaient en dehors des poèmes, tout ce qu’ils ont parlé autour, constituait quand même une relation humaine en soi — un chemin périphérique pour parler de la chose. Donc, je me sentais à l’aise de jaser avec Michka, de lui dire : "Toutes tes choses que j’entends que tu as enregistrées au téléphone, peux-tu écouter ça et voir s’il n’y a pas quelque chose là-dedans qui est bien ?" Je sais qu’elle n’avait pas pensé à ça, et des fois c’est gênant, le small talk entre deux personnes, ça devient un peu indécent de le montrer. Mais j’ai toujours un grand respect pour Michka et on trouvait des petites choses. Elle m’a invité à aller m’amuser avec elle, moi aussi, avec le projet qu’elle a développé.
MF: J’aime l’idée d’arriver à une destination périphériquement. Michka m’a appris que l’art est oblique et équivoque. Il faut arriver comme par "indirection".
MG: Pour moi, l’art est d’essayer la direction périphérique pour aborder la vie. Je n’aurais pas pu aborder la vie frontalement. Je passe par l’art pour voir la beauté de la vie. Il y a beaucoup de gens comme ça, je suis sûr.
MF: Elle racontait comment tu l’as convaincue d’utiliser les petits jeux entre elle et Spoon, le small talk, mais qu'elle ne voulait pas utiliser sa voix. Puis elle a compris combien c'était beau et que ce sont les moments qui touchent le plus.
MG: Ce sont les moments plus libres, aussi.
MF: Il y a un passage où ça devient méta, un commentaire sur la forme : quand Spoon dit "tu n'as pas enregistré ça?", et elle répond "ça enregistre tout". Et puis ils rigolent. Il y a aussi la question des danseurs. Elle voulait les mettre, mais tu n’étais pas convaincu.
MG: Finalement, il y a des trucs qui marchent bien. C’est sûr que j’avais peur. J'ai travaillé dans le monde de la danse contemporaine. Pas toujours bien sûr mais souvent, la culture de la danse, du corps, ils connaissent, mais ils ne vont souvent pas beaucoup chercher ailleurs. Demander à des gens de venir participer à ce film quand ils n’ont aucune expérience ou connaissance d’une réalité comme celle de Spoon, je trouvais que ça pouvait être désincarné. Mais Michka a réussi à embarquer ces gens-là et à les amener ailleurs. Elle a proposé des choses qui n’étaient pas juste de la danse contemporaine. Le cri silencieux est presque du Artaud, pour moi. J’avais des grosses réserves mais j’avais tort. Ça fait plaisir d’avoir tort dans les occasions comme ça.
MF: Il y aussi la scène où une des femmes fait un solo. Michka m’a dit qu’elle avait lu le livre de Spoon.
MG: Oui, ce n’était pas juste de l’improvisation. Elle a trouvé quelque chose dans l’air. C’est quelque chose qu’elle a senti.
MF: Tu cherches l’humanité, mais comment tu sais quand tu l’as trouvée?
MG: J’ai l’impression de l’avoir trouvée quand je sens quelque chose qui exprime l’humain avec le minimum de filtres, le minimum de masques, le minimum de défenses. Quand on s’ouvre. Dans Zéro Tolérance, Michka est allée chercher le policier dans les toilettes des hommes pour le convaincre de parler. Elle a réussi à ouvrir quelqu’un qui était fondamentalement "non!". Il supposait que disparaître dans la toilette allait arrêter Michka. Au contraire.
MF: Parle-moi un peu du processus de décision quand tu travaillais avec elle. Vous avez passé des heures et des heures ensemble.
MG: Une chance que je n’étais pas payé à la coupe. Il y a des journées, on ne faisait pas de coupes, on discutait, on évaluait le contexte, tout le matériel — le son, l’image, la lumière, tout ce que ça va pouvoir "dire", pas quelque chose de juste cosmétique. Tous les éléments doivent être vivants et en relation. Les choses se transmettent dans la musique aussi. La musique parle fort dans tous ses films.
MF: Elle te décrit, dans la leçon de cinéma à l'Université de Montréal, comme chef d’orchestre.[2]
MG: Ha! On fait une quête. On va chercher quelque chose mais on ne sait même pas ce que c’est. En documentaire, c’est vraiment ça. Quand je cherche l’humanité, j’essaie de lire des images et du son que je reçois à travers ce que je sens vraiment. La seule façon que je peux connecter à l'émotion d’un autre, c’est si je sens quelque chose d’un peu semblable. C’est drôle à dire mais quand je pense à ça, je pense à Spoon même si je n’ai jamais séjourné en prison.
Michka avait une bonne armure quand même pour se protéger. En même temps, si elle se sentait en sécurité, tout pouvait changer, dans la vie et dans l’art. Elle aimait questionner tout, jusqu’à la fin. Comme "ok ça sort, on met ça en place. On va essayer, on va revoir". Parce qu’on avait l’impression qu'il y a une énergie qui peut éventuellement se transmettre plus facilement si on fait ça. Elle a des idées, constamment. Elle arrive le matin : "J’ai pensé qu’il faut au moins essayer de faire ça." Ça me fascine encore plus parce que ça déstabilise : même si possiblement on suit déjà une bonne voie, tout s’en va bien, on va essayer autre chose.
MF: C’est une autre chose qu’elle m’a apprise : les questions sont toujours plus intéressantes que les réponses.
MG: C’est comme la quête du graal, pour moi. Si tu veux atteindre le graal, c’est dans le moment présent que tu vis la quête. Tu fais la quête et le graal va émerger. C’est comme la vérité. Viser la vérité? Dans un documentaire? On a de la misère à même comprendre la réalité. Imagine la vérité... Elle écrit une histoire, et moi j’essaie de l’aider pour que son histoire soit la plus forte possible. Ce n’est qu’une option de vérité, un morceau de réalité.
MF: Elle s’énervait beaucoup quand les gens demandaient "qu’est-ce que Spoon a fait, pourquoi il est en prison?". Elle disait "ce n’est pas l’histoire que je raconte, je n'ai pas fait une enquête, je parle strictement de la poésie".
MG: Souvent, on a une fascination morbide comme humain. On veut savoir ce que le prisonnier a fait, pas le poète. La mort intéresse plus que la vie. Quand Carlos a présenté son Walter Benjamin[3], je pense que c’est à la première du film, il y avait plein de gens qui parlaient après de sa mort avec beaucoup d’intérêt. Carlos a juste pris le micro et a dit "vous savez, M. Benjamin a fait beaucoup mieux dans sa vie que seulement mourir. C’est la dernière chose qui lui est arrivée, et c’est tout".
MF: Elle était furieuse et triste quand Yuri Turovsky[4] est mort, et que tous les médias ont parlé de sa maladie d’abord et non pas de sa contribution à la musique.
MG: On va tous mourir, mais je veux dire, ce qui est intéressant c’est ce qu'on a fait avant.
MF: Tu veux parler de Beckett?
MG: On pourrait. Ce n’est pas moi qui ai monté le film, j’ai fait la version "philistine” que Michka a quand même acceptée. J’avais l’impression qu’on a quand même sorti quelque chose de fort. Écoute, il n’y pas beaucoup de gloire à avoir fait un bon petit 52 minutes à partir d’un super bon film. C’est la moindre des choses. Le plus beau, ce sont les échanges qu’on avait par rapport à Beckett, à sa pièce de théâtre. On discutait. Qu’est-ce qu’il vient de dire? Qu’est-ce qu’il en train d’exprimer? On n’est pas sûr si on rêve, ou si on est dans la réalité. Tous les deux, on se dit qu’il y a une constante dans Beckett globalement : la réalité n’est peut-être pas ce qu’on pense. Ce qu’on rêve est encore plus réel.
MF: Donc, vous deviez passer de 85 minutes à 52 minutes, et il fallait garder l’humanité dans le film. C’était difficile?
MG: Mais oui. Dans Prisonniers de Beckett, il y a quelque chose de très humain. Même notre fameux metteur en scène, Jan, que je trouvais un peu tordu. En même temps, ce qu’il a fait avec ces gens-là c’est incroyable. Il joue avec le matériel de Beckett, et l'amène dans une prison. Quel lieu de concentration pour exprimer les sentiments de cette pièce de Beckett. On dirait que c’est fait pour aller dans une cour de prison. Qu’est-ce que tu enlèves de tout ça? Les prisonniers disent tous des choses qui touchent au cœur, comme celui qui raconte comment les murs de ciment de la prison buvaient l’eau de son corps. C’est de la belle poésie, une belle métaphore. Ces choses qu’on trouvait le plus spéciales, on a essayé de les garder dans les 52 minutes. Je pense qu’on a enlevé beaucoup de solos de Jan, même si Michka avait une affection pour lui.
MF: Zéro Tolérance est le premier film que tu as monté avec elle.
MG: Ça reste le plus straight de ses films.
MF: Le générique me tue chaque fois – les sirènes, la police.
MG: Michka m’a dit qu'il n’y avait rien à faire avec tous les entretiens qu’elle avait enregistrés avec la police. "C’est une langue de bois. Ils se protègent et ils ne vont rien dire." Pourtant je me souviens du policier noir qui ne voulait pas parler. Elle l’a suivi dans la toilette des hommes pour lui dire "ce que tu m’as dit, il faut que ça soit marqué. Il faut que ces choses-là soient dites, qu’elles existent sur la place publique". Le monsieur, dans la toilette, disait "d’accord, on va faire l’entrevue". Ça c’est Michka. Quelqu’un qui est complètement fermé, avec une armure incroyable, en quelques minutes il s’est ouvert complètement. Je la voyais comme une bonne sorcière
.MF: Est-ce que tu te rappelles que la police a annoncé une politique sur le profilage racial juste avant la sortie du film?
MG: Avant de faire la projection publique, la police a vu le film. J’étais à l’ONF[5] quand ils sont arrivés à quatre ou cinq voitures, c'était aussi pour nous intimider on dirait. On n’a rien inventé, rien caché là-dedans. Effectivement, on a constaté du profilage racial de leur part et on l'a nommé, rien de plus que ça. Parce qu’il n’y a rien qui s’est passé depuis ce temps. C'est la même chose avec le racisme systémique aujourd’hui.
MF: Michka a parlé du fait que les médias anglophones sont plutôt du côté des gens, et que les médias francophones protègent la police. Comme elle a vécu plusieurs années en France, où on dirait que les gens sont plus sceptiques face à l’autorité, elle était toujours étonnée qu'ils défendent la police au Québec.
MG: Au Québec, c’est rare quand même d'être autant défenseur de la police. On se défend de racisme systémique aujourd’hui : ma fille est noire, mes petites filles sont noires. On dit qu’il n’y pas de racisme ici, c’est encore plus systémique qu’avant. Je vais juste tourner ma télévision entre le poste anglais – CBC – et Radio Canada : la différence est énorme sur la sorte de journalistes que tu peux voir à l’écran en anglais ou en français encore aujourd’hui. Je n'ai jamais été totalement fier d’être un Québécois francophone blanc quand je vois ce genre de comportements.
Même si ce n’est pas un de ses plus grands films au niveau artistique, elle l’a fait avec tout son cœur parce que c'était essentiel, et il a eu l’impact qu’elle voulait. Pour ça, je lui lève mon chapeau, parce qu’il y a des choses qu’on ne voulait pas voir dont elle parle dans son film.
MF: Il y a eu des manchettes liées au film dans la Gazette deux fois dans la même semaine.[6]
MG: Michka était toujours là pour me rappeler que la position privilégiée des Blancs, c’est quelque chose sur quoi on doit réfléchir constamment, qu’on doit remettre tout le temps en question. On parle d’humanité. Michka avait cette humanité de se mettre à la place de l’Autre.
MF: Parle-moi un peu de New Memories par rapport à cette idée de trouver l’humanité. C’est un film qui a été difficile, surtout pour Michka, mais quand même on voit des gens s'exprimer. Ce sont les petits moments que j’aime le plus.
MG: Dans un petit coin de Toronto, quand même... Quand mon ancienne blonde a vu ça, elle a dit "je ne vais pas souvent à Toronto, mais j’ai le goût d’aller au Kensington Market pour aller voir ces gens". Pas juste Anne, mais cette espèce de petit gang de pirates qui sont là. Encore une fois, c’est montrer que tu peux vivre très bien en dehors des chemins officiels, en dehors de la normalité obligatoire. C’est à peu près tous des marginaux, et ils ont une communauté ensemble, comme disait Anne. Sans même savoir les histoires personnelles de ces gens-là, ce n’est pas grave. Tu es là, maintenant et c’est bien.
MF: Pour parler d'Anne, comme personnage et artiste, elle aussi cherche l’humanité. On le voit dans la façon dont elle prend ses photos. Je ne suis pas comme ça, c'est très difficile pour moi de parler aux étrangers comme Anne le faisait.
MG: Michka était comme ça.
MF: Peut-être que si tu as un appareil, que tu es visiblement artiste, ça te donne une permission.
MG: C’est clair. La caméra est un intermédiaire, un troisième œil, qui change la façon de voir ce qui est devant toi. Ça change ton regard, ton accès à l’autre. J’ai fait déjà de la caméra. J'ai senti, moi aussi qu'avec la caméra, tu peux tout faire. Même une folie, ce n’est pas grave.
MF: Peut-être pour finir, on peut parler de l’humanité de Michka hors du cinéma. J’ai une amie qui n’a jamais vu un film de Michka, mais qui l'adorait. Elle parle de sa générosité. Moi, je n’ai jamais rencontré une personne aussi généreuse que Michka.
MG. Mon non plus. La première fois, je l’ai rencontrée dans un petit restaurant, et elle avait des petits cadeaux qu’elle avait mis sur la table. Ça a créé un espace humain bien intime qui m’ouvrait la porte. Même si je ne la connaissais pas, elle était capable de ça. Elle était exceptionnelle. Le cadeau qu’elle m’a donné la première fois, c’est toujours là. Elle se promenait en pensant tout le temps aux cadeaux qu’elle pouvait donner aux amis.
MF: Elle portait une dizaine des bracelets. Quand elle rencontrait quelqu’un et n’avait pas autre chose, elle prenait un bracelet et le donnait.
MG: Ça je ne savais pas. C’est magnifique à apprendre. C’est la générosité exagérée.
MF: Sa devise dans la vie était "Trop ne suffit pas".
MG: C’est exactement Michka. Elle ne faisait rien en cachette. Puis il fallait être fidèle à Michka. Elle disait que j'étais un infidèle, et des fois elle m’a même engueulé :
- "Ça fait six mois que tu ne m’appelles pas. OK, je n’existe pas, moi.
- Michka, ce n’est pas ça…
- Si j’existais, tu penserais à moi.”
Elle a raison en plus. On s’aime, oui. Pas d'amour, mais d’amitié. C’est elle qui m’a appris d’avoir une certaine constance et du respect dans mes relations. Il faut se donner. Puis dans la recherche d’humanité, elle m’a montré des façons de cultiver ça. Elle était capable de te prendre avec tous tes défauts. Il y a quelque chose magique, là.
[1] Spoon Jackson, un Noir américan enfermé à la vie sans possibilité de paroles, est le sujet de Spoon, un film de Michka Saäl (2015). En sachant que Michel arrive pour l’entretien, Spoon a convenu d’appeler de sa prison en Californie pour lui parler. Ils ont parlé une seule fois auparavant, pendant le post-production du Spoon en 2014.
[2] Observatoire de cinéma au Québec (Mardis OCQ) — Université de Montréal, 2014.
[3] Yuli Turovsky a crée I Musici, la chambre orchestre de Montréal, en 1983.
[4] 13, un ludodrame sur Walter Benjamin, un film de Carlos Ferrand (2017).
[5] Office national du film du Canada
[6] Journal quotidien anglophone de Montréal